Prolongez la campagne l'exemple c'est nous

Ce site est une archive de la campagne de Yapaka "L'exemple, c'est nous".

La campagne est terminée mais le matériel reste à disposition si vous le souhaitez.

Une carte blanche de Fabrice Humbert [1] , parue dans Le Monde du  14.03.2010

Lundi dernier, en classe de seconde, à propos d'un texte de Montesquieu, j'ai évoqué Machiavel écrivant que le Prince devait être à la fois homme, par sa loyauté, et bête, pour la force et la ruse. Une élève m'a demandé si, en tant qu'enseignant, j'étais à la fois homme et bête.

Il faut bien avouer qu'au lycée franco-allemand de Buc (Yvelines) où j'enseigne désormais, je suis très homme. Mais la question m'a replongé dans mon passé d'enseignant, dans ces années où, Candide sautillant, je passais de banlieue en banlieue, d'établissement en établissement. N'avais-je pas dû, autrefois, me montrer homme et bête, dans l'affrontement sourd pour le pouvoir que pouvait être alors une salle de classe ? Ne dois-je pas me souvenir qu'alors, le soir, j'allais à la boxe frapper mes camarades d'entraînement (et me faire frapper) pour exsuder la rage et l'angoisse qui m'habitaient ?


Comme tous les professeurs, j'ai connu alors des défaites et des victoires et certaines défaites furent plus douloureuses que d'autres. L'une d'entre elles (et comme les vieux boxeurs à la retraite, je me flatte d'avoir plus de victoires et de joies que de défaites, mais sur un fond d'amertume né d'une situation qui au fond m'échappait presque complètement) reste particulièrement dans ma mémoire : ce fut, dans une classe, un véritable combat pour le pouvoir, difficile, absurde et complètement étranger à l'essence de l'enseignement.

Moi qui, comme tous les professeurs de cette classe, n'avais que l'envie bien innocente de transmettre des connaissances, je dus mener cette insupportable lutte, pas à pas, souffrant de devoir m'imposer alors que je n'en avais nulle envie et que le plus simple aurait été simplement de travailler en harmonie. Douce utopie qu'on réalise pourtant dans un certain nombre de classes, même de quartiers difficiles, mais qui, en ce lieu et avec cette classe, tenait de la franche hallucination. Le poison particulier de notre relation fut une haine sociale, parce que mes élèves me considérèrent d'emblée comme un bourgeois, par mes habits, mon langage, mes manières. Tout vous signale dans un entretien d'embauche.

D'un côté de la barrière comme de l'autre. Et ceux qu'on rejette en centre-ville peuvent rejeter tout aussi violemment en d'autres endroits. Mais ce poison ne fit qu'envenimer une relation détestable, oscillante, faite de nombreux hauts et bas, avec quelques crises importantes et une crise finale qui conduisit au renvoi (trois jours et je n'en fus même pas averti) du meneur. Tous faits d'une banalité affligeante pour l'ensemble de mes collègues de ces établissements choisis. Il y eut quelques rires (tout de même) et beaucoup de cris, ce qu'il vaut mieux éviter. Il faut bien songer que le combat ordinaire n'est pas une simple métaphore, qu'au fond de ce quotidien légèrement insensé se loge cette pure violence où un individu solitaire se trouve en face de trente ou trente-cinq adolescents (tous des garçons en l'occurrence, souvent robustes), pour le meilleur et pour le pire. La porte se referme sur ce groupe et personne ne sait ce qui se passe derrière.

S'il m'avait pris l'idée de ne pas réagir, de ne pas profiter de ma jeunesse, de mon mètre quatre-vingt-dix et de mes années de boxe pour affronter avec un visage imperturbable mes chers élèves, il m'aurait suffi de me rendre dans une petite salle de travail, à l'heure précédant mes cours, et d'entendre à travers la cloison un concert de hurlements, d'imprécations, de moqueries.

Tel était le traitement réservé à un professeur qui s'était couché et qui n'avait plus envie de se battre, de sorte qu'il se laissait aller à la vague terrible du groupe, étrange anéantissement d'un vieil homme, qui coulait comme une ombre, le long des murs, sans jamais entrer en salle des professeurs, à tel point qu'en une année d'enseignement je ne l'ai jamais rencontré tandis qu'à mes questions à son propos, on répondait : "C'est une tragédie." Je ne sais pas qui est cet homme. Il n'a pas de nom, pas d'existence peut-être car comment se remettre de n'être rien ? Cet hallali, je l'ai entendu deux fois (je n'abusais pas de cette petite salle ignoble).

La première fois, saisi de colère, j'ai voulu entrer et puis j'ai reculé car j'allais infliger à cet homme une humiliation totale, irrémédiable : j'allais intervenir à sa place, mettre en lumière, de façon éclatante, sa faiblesse, tonner une minute pour qu'ensuite les vagues se referment sur lui. J'aurais peut-être dû, je n'en sais rien. Mais l'hésitation, le sentiment d'impuissance sont des notions trop familières en ces lieux.

Oui, les adolescents, à l'évidence, peuvent être des tyrans. Les jeux du pouvoir s'exercent entre eux, souvent avec violence, et avec les professeurs, dans un rapport de groupe à individu très étrange, car le groupe a son psychisme, aléatoire et capricieux. Une autre classe de même section, de même origine sociale (mais avec sept ou huit filles, ce qui peut tout changer) était au contraire très agréable et je les appréciais beaucoup, alors qu'ils avaient encore plus de difficultés que leurs camarades. Mais le niveau n'importe pas, c'est notre métier de l'améliorer. C'est le combat qui mine.

Très souvent, au milieu des heures d'enseignement, je me suis posé une question : "Pourquoi obéissent-ils ?" Parce qu'à la longue, le plus étonnant n'était plus le combat mais le fait qu'après tout, cela marchait quand même. J'avais vraiment le sentiment de faire semblant. Une comédie d'enseignement où l'un jouait à enseigner, les autres à travailler (très peu), où des cérémonials vaguement absurdes avaient lieu (des notes - hypertrophiées pour ne pas décourager -, des conseils de classe, des moyennes). Et l'un de mes collègues répétait sans cesse : "Le bateau coule, le bateau coule..."

Et pourtant, si le naufrage était imminent, comment expliquer que les élèves sortent néanmoins leurs affaires en début d'heure ? Pourquoi notaient-ils ? Je me suis posé de nombreuses fois la question. Ma parole, curieusement, conservait une certaine autorité alors qu'au fond j'avais le sentiment que ce n'était plus qu'une fiction, qu'il suffisait d'un petit délitement pour que tout aille à vau-l'eau. Oui, tout pouvait basculer. Et pourtant, lorsque je parlais, cela gardait pour eux un vague sens, comme une suite d'automatismes, de vieux réflexes agaçants. Travailler, écouter.


    


En fait, je crois que, comme tous mes collègues, je suis dans ma classe toute la société. Seul et innombrable. Ma parole sédimente mille strates sociales, porte le poids d'un immense environnement et plus cette société est solide et saine, plus ma parole a d'autorité. Plus la société est fragile, socialement émiettée, moins ma voix s'élève (je me souviens d'un collège où la vue portait sur une usine désaffectée ; si cette usine avait tourné, tout aurait mieux marché dans nos cours. Et la crise de l'Etat-providence qui succède aux scandales financiers aura forcément pour conséquence d'augmenter la violence). Dans ma classe, je suis moi-même, avec mes qualités et mes défauts, avec ma personnalité.

Mais je suis aussi l'administration de l'établissement, la famille de l'élève, son environnement social, sa culture, tout autant que la place de la culture (littéraire en l'occurrence) dans la société et même sans doute celle du professeur en général. Ma parole est chargée de ces différents niveaux, à mon avantage ou à mon désavantage. Ainsi, tout le monde est responsable du poids de ma parole, absolument tout le monde. Je le suis en premier lieu, c'est une évidence, comme chaque professeur, mais tout le monde l'est, de l'élève en face de moi au parent, du passant dans la rue au président de la République. Mes mots sont ceux de tous.

Dans cette classe si difficile, ma voix n'était pas inaudible. Je n'avais pas totalement perdu ma langue. Les réflexes sociaux n'étaient pas entièrement sapés. Mais je peux très bien m'imaginer, comme dans ces cauchemars désaccordés où le corps perd ses fonctions élémentaires, ouvrant la bouche sur des mots inaudibles, s'envolant au vent de la violence. Certes, j'ai la chance de ne plus songer au pouvoir désormais et de ne me préoccuper que de la qualité de mes cours. Parce que le combat signe tout simplement l'échec de l'enseignement. Pourtant, d'autres que moi, actuellement, parlent sans qu'on les écoute. Ils parlent de sciences, de littérature, d'histoire, ils parlent anglais, allemand, espagnol...

Nous sommes dans la salle d'à côté (la petite salle).


[1]  Ecrivain. Agrégé et docteur ès lettres, auteur d'une thèse consacrée à l'autobiographie et à Louis Calaferte, il est professeur de lettres au lycée franco-allemand de Buc (Yvelines). Après "Autoportraits en noir et blanc" (Plon, 2001) et "Biographie d'un inconnu" (Le Passage, 2008), il publie en 2009 chez le même éditeur "L'Origine de la violence", salué par la presse comme "une révélation". Ce livre a reçu en 2009 le prix Orange du livre et sera prochainement adapté au cinéma.