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(Publication originale dans Intermag du 29/09/2009)

Le retour de Justine Henin à la compétition a fait l'objet d'une couverture  médiatique extrême. A tel point que la RTBF a sollicité Marc Lits, directeur de l'Observatoire du récit médiatique de l'UCL, pour commenter pendant son émission d'information matinale du 23 septembre 2009[1], les mécanismes dans lesquels elle était elle-même prise.

Une telle couverture excessive  est appelée communément « battage médiatique » ; le terme de « rabattage » conviendrait peut-être mieux au travail des « rabatteurs » qui doivent amener le gibier (« le public ») aux annonceurs, comme nous allons le voir.

La manière dont ce retour « inattendu » a été traité est en effet très illustrative du fonctionnement du champ médiatique aujourd'hui.

 

Premiers éléments de réflexion

 

La lecture de la presse écrite, radiophonique ou télévisuelle permet le recueil d'un premier groupe de données.

Marc Lits, par exemple, qui considère malgré tout que ce retour est une « véritable information » (?), regrette son orchestration excessive (nombreuses pré-annonces, entretien d'un suspens artificiel, constitution d'un (faux) secret, révélation omniprésente); il voit dans ce retour (comme dans celui de Maurice Lippens la veille) la main de conseillers en communication, au service d'enjeux financiers.

Une logique d' effeuillage progressif aurait été en effet imposée par l'agenda de deux annonceurs, sponsors de la jeune Justine (Belgacom et Ciné Télé revue), qui voulaient faire coïncider l' annonce du retour avec leur propre agenda publicitaire. Jean-François Lauwens parle ainsi, en page 3 du Soir du 23 septembre, d' « un incroyable cirque médiatique à tiroirs ».

Nous retrouvons là les composantes habituelles de l'analyse structurelle du champ médiatique opérée par Pierre Bourdieu : concurrence à outrance entre les producteurs, épreuves de légitimité basées sur la vitesse (course au scoop et à la « première annonce »), poids déterminant des annonceurs (l'information elle-même est au service de leurs stratégies)[2].

Notons cependant que nous avons  franchi un cap avec ce « rabattage » particulier. On se souvient de l'affirmation de Pierre Lévy dans son ouvrage Qu'est-ce que le virtuel : désormais, le discours sur l'événement (sa révélation, la manière dont celle-ci est opérée, etc.) fait partie de l'événement lui-même. Si la médiatisation de l'événement (sa « virtualisation ») fait partie de l'événement, le rabattage par effeuillage fait en sorte que la médiatisation de la médiatisation fait elle aussi partie de l'événement : elle le produit comme tel, même lorsqu'il n'en constitue pas un.

D'une manière comique  involontaire ( ?), duBus affirme ainsi sur Bel RTL  : « L'événement, c'est ce dont on ne peut parler mais dont on parle quand même »[3]

La véritable formule en la matière serait-elle devenue alors : L'événement, c'est ce qui est produit comme tel parce qu'on met en scène son interdiction (on ne peut en parler) et sa révélation (mais on en parle quand même), en tentant d'exacerber la demande par une lenteur et une suggestion calculées.

 

Le retour du négatif

Mais cette attention légitime portée au fonctionnement du champ médiatique risque de nous faire manquer un tout autre aspect du problème : le retour du négatif en termes de contenu.

Par retour du négatif, René Lourau entendait qu'une institution pouvait jouer centralement un rôle qu'elle déniait, en affirmant ne remplir que sa mission officielle. Ainsi, il affirmait :

 

« (…) l'école a pour fonctions de préparer à la vie professionnelle, de fournir une culture générale, etc. (= fonction officielle, ndla); mais elle a d'abord pour fonction de faire intérioriser les normes officielles du travail exploité, de la famille chrétienne, de l'Etat bourgeois (= retour du négatif, c'est-à-dire des fonctions niées mais pourtant présentes). »[4]

 

En l'occurrence, ce qui se joue ici en termes de retour du négatif, c'est clairement la promotion du modèle de l'entreprise capitaliste.

Quelques exemples parmi beaucoup d'autres permettent de s'en rendre compte sans ambiguïtés.

 

« Le retour aux affaires des deux joueuses de tennis va, c'est une évidence, combler un vide énorme. Comme le dit André Stein, le président de l'Association francophone de tennis (AFT), « c'est la meilleure campagne de promotion dont on pouvait rêver ». Sur le plan international, aussi, on se doute que la WTA saluera avec plaisir le retour de son ancienne « patronne », comme elle a célébré celui de Clijsters. » (Le Soir du 23 septembre)

 

« Le tennis féminin manque de régularité, ça c'est sûr...dans le sens où finalement il n'y a pas une patronne, il n'y a pas quelqu'un qui se démarque, qu'on a des numéros 1 mondiales qui n'ont jamais gagné de grands schlems, donc évidemment cela soulève des questions » (interview de Justine henin par Bertrand Henne sur Matin première)

 

« Je veux redevenir une leader, j'ai ça en moi. La motivation est énorme. L'adrénaline fait partie de mon existence. » (Le Soir du 23 septembre)

 

Entreprise capitaliste qui se présente dans son « nouvel esprit », comme le dit Luc Boltanski, en mettant notamment en avant une inspiration (souvent une « vision » ; ici, c'est « une petite voix intérieure »), en faisant éclater la séparation entre  le privé et le professionnel, dans la mesure où sont mises en avant les « ressources personnelles » (et les relations « d'amitié » avec son « coach »).

 

« Le contact avec les gens me manquait[5]. Mon moteur c'est l'émotion. » (La Libre Belgique du 23-09)

 

« A la mi-juillet, mais ça me trottait dans ma tête depuis à peu près deux mois, avec ma petite voix intérieure qui me rappelait à l'ordre (...) » (interview dans Matin Première).

 

« Oui, j'ai décidé de reprendre la compétition. C'est le fruit d'un long cheminement personnel. La flamme du tennis s'est rallumée en moi. (…) Et ma petite voix intérieure m'a finalement convaincue. » (La Libre Belgique du 23 septembre).

 

« (...)Je vais revenir et essayer simplement de donner le meilleur de moi-même, d'essayer d'aller chercher mes propres ressources. Je crois qu'il y a eu un déclic dans ma carrière, dans ma première carrière : c'est à partir du jour où j'ai été capable de me focaliser sur moi-même et d'oublier un petit peu tout ce qui se passait autour de moi, parce que c'est un combat contre une adversaire, c'est avant tout un combat contre soi-même, donc je crois qu'il faut aller là dans un bon état d'esprit. » (Matin Première).

 

La promotion de l'esprit capitaliste

 

Ces propos sont des plus explicites. Ils correspondent à la promotion (d'une parodie) de l'esprit d'entreprise, dont le système néo-libéral a un besoin vital pour éteindre la critique à son propos, surtout chez ceux qui en sont victimes.

 

Pierre Bourdieu observait en effet les pratiques d'aide sociale en notant :

 

« On a mis en place dans tous les pays développés des politiques très subtiles d'encadrement social qui n'ont plus rien de l'encadrement brutal et un peu simpliste, un peu policier, de la période antérieure. Ces politiques, on pourrait les mettre sous le signe du projet : tout se passe comme si un certain nombre d'agents – éducateurs, animateurs, travailleurs sociaux – avaient pour fonction d'enseigner aux plus démunis – en particulier à ceux qui ont été repoussés par le système scolaire et qui sont rejetés hors du marché du travail – quelque chose comme une parodie de l'esprit capitaliste, de l'esprit d'entreprise capitaliste? On a organisé une sorte d'aide à la self-help qui est si conforme à l'idéal politique anglo-saxon. »[6]

 

Devant la masse énorme de souffrances produite par ce système, il peut être en effet « rentable » que le problème puisse se présenter...comme la solution pour ceux qui en sont les victimes.

 

Une question posée à Justine Henin sur le « blog » de Matin première ne laisse pas de doute à ce sujet :

 

« Accepteriez-vous de parrainer une organisation namuroise active dans la mise ou remise à l'emploi d'un public fragilisé ? Nous pensons organiser un événement où des chefs d'entreprise renommés (sic) ouvrent leur carnet d'adresses et s'engagent à « faire engager » quelques demandeurs d'emploi que nous leur proposerons (sic). Votre parcours professionnel et votre réussite sont de beaux exemples à mettre en avant dans ce cadre. »

 

De même, on peut lire dans La Libre belgique du 23-09 ces autres propos d'A. Stein :

 

« Justine est une locomotive fantastique pour les jeunes du pays. »

 

Individualiser les problèmes de structure, rejeter ceux-ci sur la responsabilité des victimes (raniment-elles suffisamment la flamme, écoutent-elles leur petite voix intérieure (en ont-elles une ?), sont-elles prêtes à souffrir et à donner le meilleur d'elles-mêmes, etc.), se dédouaner sur elles des inégalités produites au profit des plus forts : tel est le retour du négatif au service duquel le retour de Justine Henin se place et est placé.

 

Le retour de l'impudence de la classe dominante

 

Au-delà de cet aspect, la promotion par Justine Henin des valeurs cyniques de la classe dominante ne fait aucun doute et notamment de son droit auto-proclamé à « jouer avec la règle ».

 

Comme le dit Luc Boltanski :

 

« Ce que savent, dans leur intimité, les « responsables », c'est que celui qui se contente de suivre les règles sans les contourner, les adapter ou les modifier, n'aboutit à rien. Il est toujours en retard, largué, incapable d'innover. »[7]

 

Justine Henin est en effet un bon exemple de non-respect de la règle qui a présidé à la construction de l'Etat Social : s'appuyant sur celui-ci pour ce qui l'arrange (le soutien populaire) sans aller toutefois jusqu'à la reconnaissance des investissements publics consentis pour elle (par le système d'enseignement puis de formation), la « patronne » s'en est affranchie sans état d'âme dès qu'il a fallu contribuer, par l'impôt, à l'effort collectif. Elle n'a pas hésité à s'installer en effet dans un Etat plus favorable en termes de fiscalité.

 

La presse, obnubilée par le jeu de la concurrence interne,  n'a guère plus investigué ce point que le précédent (le retour du négatif). L'information donnée par Vers l'avenir le 11/9 et rappelée par le même quotidien le 22-09 - « le village d'Ave-et-Auffe est en effervescence. Justine y a acheté une maison voici six mois et établi son domicile officiel. Elle a donc quitté Monaco pour se rapprocher de sa région natale. » - n'a pas été l'objet de réflexions ni d'analyses, alors que tout dans l'actualité (le retour des rémunérations des traders, la crise des finances publiques, la mise en cause des acquis sociaux dans l'enseignement) devait y conduire, sans parler de cette information donnée sur le blog de Matin Première :

 

« Je tiens de source sûre (l'entourage direct de Justine) que Justine Henin s'est retirée de la compétition il y a quinze mois suite à un contrôle anti-dopage positif. La WTA aurait dit à Justine « ou bien tu te retires de ton propre chef, ou nous serons obligés de traiter cela publiquement, ce que nous ne voulons pas ». »

 

Le jeu avec la règle, permanent dans la classe dominante, ne doit en effet pas apparaître comme tel, puisque les sur-profits de celle-ci impliquent une exploitation totale des dominés, et, en ce qui les concerne, une application stricte des règles (notamment d'exclusion de la protection sociale) qui  permettent justement ces sur-profits.

 

Pendant que l'Etat s'apprête à opérer des coupes sombres dans les budgets, pour faire face aux intérêts de la dette publique payés aux banques, financées par ailleurs par les versements publics effectués à leur profit (« pour les sauver »)[8], le temps s'est éloigné où certains en appelaient à ce que les banques se recentrent sur leur métier et soient sorties de la catégorie des entreprises qui poursuivent un profit. Il est vrai que la Banque nationale elle-même, à demi privatisée, a eu recours aux intérêts notionnels au profit de ses actionnaires !

 

Le retour de Justine Henin à la compétition internationale et aux affaires (aux affaires, à la compétition internationale affranchie des contributions nationales alors qu'elle s'appuie sur cette dimension?) est ainsi un excellent analyseur du retour très rapide de l'impudence de la classe dominante.

 

On se souvient du pamphlet du marquis de Sade Justine ou les infortunes de la vertu, visant à montrer, avec des moyens très démonstratifs (Sade évoque lui-même des « crayons un peu trop forts »),  l'inanité de la croyance religieuse. Le rabattage médiatique auquel nous avons assisté vise, quant à lui, à utiliser la nouvelle Justine pour rappeler aux dominés les vertus de la fortune qu'ils n'auront jamais et que leur exploitation offre à une minorité affranchie de toutes les règles qu'elle impose aux autres.

 

 

 

[1]              Le lendemain de l'annonce officielle de « l'événement », dont l'ex-joueuse avait par ailleurs vendu l'exclusivité à la chaîne privée RTL-TVi.

[2]              P. Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d'agir, 1996 . Dans ce magazine, nous avons proposé plusieurs analyses illustratives de ces thèses (cfr nos analyses publiées dans la rubrique « Champ médiatique »).

[3]              Cité par J.-F. Lauwens.

[4]              R. Lourau, L'analyse institutionnelle, Paris, Minuit, 1970, p. 13.

[5]              On se souvient que l'ex-championne avait pourtant justifié son départ pour le paradis fiscal monégasque par le fait qu'il lui permettait une coupure avec ce contact permanent...

[6]              P. Bourdieu, Interventions, Marseille, Agone, 2002, p. 458

[7]              Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. A propos de la production de lidéologie dominante, Paris, Demopolis, 2007 , p. 170.

[8]              N'est-ce pas un exemple de « double peine » pour les contribuables qui paient leurs impôts ? Leur argent (composante du produit national brut), donné aux banques pour les sauver, conduit l'Etat à des emprunts, dont les intérêts sont versés...aux entreprises sauvées, au détriment de « services » multiples dont l'Etat est par ailleurs le garant...

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